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Presles aux quatre vents

Presles aux quatre vents1



Oui ! C’est un bien beau cadeau que ce hamac ! Les enfants ont été fort agréablement inspirées en me l’offrant pour ce départ à la retraite : moi qui croyais avoir compris l’essentiel de la vie ou presque, je me suis soudain rendu compte qu’il y avait un monde dont j’ignorais tout, faute d’avoir regardé vers le haut...

En effet, je savais bien que, les yeux posés à terre, on pouvait avoir accès à l’univers des pensées les plus fécondes ; je n’ignorais pas qu’un regard porté au loin ouvre la porte à tous les projets et que, coup d’œil jeté autour de soi, c’est l’anthologie des couleurs et des parfums qui se dévoile et que l’on effeuille.

Mais couché sur le dos, c’est tout autre chose : on découvre alors une succession de tableaux-miroirs que le vol strident des martinets ourle d’un trait vif. C’est le décor des songes éveillés qui se livre, au gré des vents, à votre curiosité. Et, pourvu que vous vous laissiez surprendre à nu - j’entends sans votre cuirasse scientifique - une confusion propice...- à moins que cela soit une grâce - vous fera mériter un envol vers le temps des souvenirs et des âges d’autrefois...

 

Ainsi, l’autre lundi, un petit vent de nord-est enjambait la vallée et venait rafraîchir les terres de Belle-vue cuites et recuites par une canicule inaccoutumée. Au-delà des frondaisons de chênes, de charmes et de peupliers très agitées, s’égaillait la gouaille d’un pivert, comme un éclat de rire entre trois belles phrases de merle et un solo de chardonneret.

Des bruits de village montaient jusqu'à moi en confusion sereine : ce n’était pas un fracas de moteurs ni des chuintements d’asphalte... C’étaient des voix d’écoliers, d’écolières en récréation ; et j’imaginais avec bonheur que celles des enfants du bon maître de jadis, Monsieur Bancu, et de l’école des Sœurs, devaient monter de la même façon ; à moins que ce fut celles des élèves de la petite école laïque, qui n’eut qu’un temps à vivre avant d’être dévorée par l’usage et l’intérêt. Un tintamarre inopiné de fers et d’essieux me rappela la forge et le battement des foulons de la papeterie de ce temps-là. Il s’en fallait de peu que je n’entende aussi et découvre, mirages colorés au ventre des nuages, l’image et le clapotis de la Biesme où venaient s’abreuver, en achoppant contre les galets, les lourds chevaux de la ferme du château.

 

Cet envol vers le village d’autrefois m’avait enchanté, aussi, dès le lendemain, je fus fidèle au rendez-vous des nuées. Le vent avait changé, il glissait vers l’est ; c’était un air chaud de moissons ou de fenaison. Les bruits de la vallée étaient moins précis ; ce qui dominait ressemblait bien plus à ceux que n’oublient pas les derniers descendants des paysans d’autrefois : le claquement d’un sabot ferré quand le cheval renâcle, s’impatiente et frappe la sole de l’écurie. Un bruit de chaînes qui n’a rien de fantomatique : ce sont les veaux dans l’étable qui tirent sur leurs entraves fixées au râtelier de la ferme de Golias et qui braient après leurs mères mises à paître aux Terres Tayenne. Il y a aussi le tintamarre des seaux et des bidons que la fermière prépare pour la traite du soir... Mais, en attendant, ce cliquetis d’essieu que l’on devine, c’est celui du râteau-fane qui fait demi-tour sur une roue au milieu de la cour pavée où s’ébat et s’apostrophe une basse-cour caquetante. Ces bruits familiers ont bercé des générations de Preslois, et qui sait si leur rengaine quotidienne n’a pu rassurer, le temps de guerre revenu, l’espoir de tous ceux qui, réfractaires, résistants, aviateurs américains ou mineurs russes, avaient confié leurs vies à l’obligeant fermier Walef.

Pour rien au monde, je n’aurais manqué l’heure des mirages du lendemain. Pourtant, ce n’était pas un temps à mettre un hamac dehors. De lourds nuages gris et bas avaient envahi tout le ciel depuis l’horizon des bois. Ils livraient à la lumière un combat hargneux échevelé de lueurs rougeâtres accrochées comme des haubans sur des voiles en lambeaux. Des tourbillons de flammèches, de brindilles incandescentes s’accrochaient aux ramures ; je sus bientôt qu’elles venaient des Binches et de la place où les bûchers, gibets et piloris de Justice avaient été installés aux pires moments de l’Inquisition... A moins que ce ne fût tous ceux des incendies que les soudards lorrains, les Impériaux ou les Prussiens avaient allumés pour mieux contraindre encore une population exsangue, réfugiée dans les bois comme aux plus dramatiques années des grandes pestes.

 

Pour dire vrai, ce n’est pas alors sans une certaine appréhension que je revins, le jour suivant, vers le hamac aux pouvoirs magiques. Un peu inquiet, triste même au souvenir des évocations de la veille, et cela d’autant plus qu’avec le vent du nord-ouest, dans la direction de Châtelet, montaient de terrifiants bruits de chenilles, comme le profond et douloureux grondement des entrailles terrestres qui précède les secousses et tremblements de terre.

C’était à tort en vérité, car ce vacarme-là était heureusement signé de noms bénis : Shermann, Patton et autres Montgomery de la Libération. Mais c’était aussi le premier vacarme discordant des temps modernes qui prenaient tous leurs droits, noyant dans un concert hirsute les derniers coups de sifflet du petit tram à vapeur et la bonhomie du passé.

 

Des occupations banales mais exigeantes m’ont distrait depuis lors de ces aimables rendez-vous avec les gens d’hier. Mais, si peu que j’y aie goûté, je sais déjà que mes promenades presloises n’auront plus du tout les mêmes rythmes ni les mêmes coloris : elles me réservent bien d’autres rencontres aux quatre vents, avec M. Gravy, qui a bien voulu prendre mon imagination par la main.

 

Jules BOULARD

 

1 - Ndlr.

La relecture des publications rédigées par Ernest GRAVY nous a souvent amenés à la découverte d’autres informations et textes divers, en rapport avec le village de Presles.

Très souvent dignes d’intérêt, ces documents méritaient – à nos yeux – d’être intégrés à titre complémentaire, dans la partie du site du Patrimoine Preslois réservée à la mémoire de l’ancienne commune.

Pour cette raison, nous ouvrons ici un chapitre « Anthologie » dans lequel nous présentons, sous les mêmes titres de rubriques, cette moisson d’informations relatives à des sujets contemporains d’Ernest GRAVY, ou plus actuels.

Nous espérons même que les lecteurs intéressés par l’ensemble de notre projet ne manqueront pas de nous communiquer d’autres pièces spécifiques en leur possession, documents que nous pourrions éditer après analyse.

Merci d’avance.

 

 

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